Le présent billet ne va pas, pour une fois, se pencher sur sur les expressions idiomatiques et autres particularités de la langue française, mais propose quelques réflexions sur la place accordée à la langue et aux langues dans notre société, et plus spécifiquement dans les grandes entreprises.
Dans le
métro de Madrid, des affichettes apposées sur les portes invitent le voyageur à
la prudence au moyen du message suivant : "DESPUES DEL SILBATO NO ENTRAR
NI SALIR" ; la même formule est traduite en français de la manière
suivante : "APRES LE COUP DE SIFFLET NE PAS ENTRER NI SORTIR". Le
voyageur francophone comprend parfaitement l'avertissement ; et pourtant on ne
trouverait jamais une telle formulation – traduction littérale de l'espagnol –
dans un métro français. En français, on "monte" dans un métro ou dans
un train et on en "descend" ; par ailleurs même si ce que l'on entend
ressemble à un "coup de sifflet", en français on parlera généralement
de "signal sonore". Il aurait donc fallu lire "AU SIGNAL SONORE
NE PAS MONTER NI DESCENDRE".
Cet exemple
traduit ce que nous appelons la "méconnaissance du fait
linguistique", autrement dit une ignorance de ce qu'est une langue et de
ce qu'elle n'est pas. L'objet principal d'une langue est de communiquer une
pensée, une idée à un ou plusieurs interlocuteurs. Cela suppose naturellement
que ces derniers comprennent la langue en question. Lorsque ce n'est pas le
cas, il faut traduire le message. Or, l'exemple du métro madrilène, qu'on
pourrait multiplier à l'infini, nous montre que l'opération traduisante se
trompe très souvent d'objet. Quand on écrit "APRES LE COUP DE SIFFLET NE
PAS ENTRER NI SORTIR", on procède non pas à une traduction, mais à un
transcodage, autrement dit on n'opère non pas sur le message, sur l'idée d'origine, mais sur la production
linguistique conçue comme un code composé de mots, de phrases etc.
Cette
conception erronée de la traduction est sans doute aussi à la base de l'échec
relatif de tous les systèmes de traduction automatiques. Ces derniers, même
s'ils s'appuient sur des bases de données de plus en plus grandes, en
reviennent toujours peu ou prou à des transcodages, autrement dit opèrent sur
la langue et non sur le discours. La traduction allemande proposée par les innombrables
moteurs de traduction sur internet d'une formule aussi banale que "il n'y
pas un chat ici", transforme systématiquement le "chat" en
"Katze", alors l'équivalent allemand se dit "Hier ist kein
Schwein" (le cochon se substituant au chat).
Cette
confusion entre traduction et transcodage est à l'origine des innombrables
traductions fantaisistes qui inondent notre quotidien, comme par exemple, sur
une affiche dans un restaurant en libre-service "Meaning of the
queue" pour "Sens de la file"… Toutes ces bévues seraient
évitables si l'on confiait les traductions à des professionnels plutôt qu'au
neveu de la belle-sœur qui apprend l'anglais au lycée. La cause de ces choix
est double : d'une part cela participe d'une considération économique sachant
que, comme toute prestation de service, une traduction de qualité a un coût ;
d'autre part, la multiplication des modules de traduction gratuits sur internet
– avec les piètres résultats qu'on connaît – accrédite l'idée selon laquelle la
traduction est un exercice purement mécanique dont l'automatisation a réduit le
coût jusqu'à la gratuité. Et l'on oublie allègrement que ce qui ne coûte rien
est généralement sans valeur.
Mais cette méconnaissance
du fait linguistique connaît aussi d'autres manifestations. Nous évoquerons ici
l'omniprésence de l'anglais, ou plus exactement du "globish" dans la
communication internationale. Si l'on ne peut naturellement que se réjouir de
disposer avec l'anglais d'une nouvelle lingua
franca permettant à l'humanité tout entière de communiquer, le recours
systématique à l'anglais, ou plutôt à l'ersatz d'anglais qu'est le globish, loin
d'améliorer la communication l'appauvrit dans des proportions considérables.
Nous parlons ici de l'usage de l'"anglais" dans le monde des organisations,
en particulier des entreprises. Les entreprises multinationales ont fait de
l'anglais leur langue de communication au quotidien. Si cela se justifie pour
leur communication interne – on ne va pas faire traduire le moindre mémo ni
interpréter toutes les réunions de service – les enjeux sont d'une toute autre
nature lorsqu'une entreprise s'adresse au monde extérieur ou lorsqu'elle
négocie avec ses représentants du personnel dans le cadre du dialogue social.
Là encore,
c'est la méconnaissance de la différence entre une langue maternelle et une
langue étrangère qui est à l'origine de bien des déboires dans la communication
d'entreprise. Rappelons, en citant Danica Seleskovitch, fondatrice de la
traductologie moderne, que "dans sa langue maternelle on plie sa langue à
sa pensée, dans une langue étrangère on plie sa pensée à la langue" ;
autrement dit, dans sa langue maternelle on dit ce qu'on veut, alors que dans
une langue étrangère, aussi bien qu'on la maîtrise, on ne dit jamais que ce
qu'on peut. En privilégiant l'expression en "anglais", par exemple
dans une conférence de presse, le dirigeant non anglophone d'une grande
entreprise se tire une balle dans le pied en se privant de l'excellent moyen
d'expression dont il dispose avec sa langue maternelle. Au motif que l'expression
en "anglais" permet d'être compris du plus grand nombre (mais pas non
plus de tous car il reste de nombreux non-anglophones dans le monde), l'orateur
se coupe les ailes et délivre un message appauvri, aseptisé, dépourvu de tous
les éléments propres à une langue maternelle qui rendent un message
convaincant, voire charismatique. L'argument économique, bien sûr, n'est jamais
loin puisque les services d'interprétation et de traduction ne sont considérés
que comme un coût et jamais comme une valeur ajoutée.
Ces
quelques réflexions montrent à quel point les décideurs dans notre société
n'ont pas conscience du "fait linguistique" ; cette méconnaissance
est sans doute largement imputable au fait qu'ils ne se sont jamais réellement
posé la question de ce qu'est une langue, de la façon dont elle fonctionne, de
ses interactions avec la société. Peut-être se montreraient-ils plus ouverts
s'ils se posaient la question du coût, non pas de la traduction et de
l'interprétation, mais de l'absence de traduction et d'interprétation, et du
recours à un idiome unique. A cet égard, Dominique Hoppe, président fondateur
de l'Assemblée des francophones fonctionnaires des organisations
internationales (AFFOI), a publié en mai 2015 dans Le Monde Diplomatique un
article intitulé "Le coût du monolinguisme". On retrouve cette très
intéressante analyse sur le blog de Dominique Hoppe sous le lien suivant : http://dominique-hoppe.blog.lemonde.fr/2015/06/02/le-cout-du-monolinguisme/.
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