mardi 28 novembre 2017

La méconnaissance du fait linguistique dans les organisations


Le présent billet ne va pas, pour une fois, se pencher sur sur les expressions idiomatiques et autres particularités de la langue française, mais propose quelques réflexions sur la place accordée à la langue et aux langues dans notre société, et plus spécifiquement dans les grandes entreprises.

Dans le métro de Madrid, des affichettes apposées sur les portes invitent le voyageur à la prudence au moyen du message suivant : "DESPUES DEL SILBATO NO ENTRAR NI SALIR" ; la même formule est traduite en français de la manière suivante : "APRES LE COUP DE SIFFLET NE PAS ENTRER NI SORTIR". Le voyageur francophone comprend parfaitement l'avertissement ; et pourtant on ne trouverait jamais une telle formulation – traduction littérale de l'espagnol – dans un métro français. En français, on "monte" dans un métro ou dans un train et on en "descend" ; par ailleurs même si ce que l'on entend ressemble à un "coup de sifflet", en français on parlera généralement de "signal sonore". Il aurait donc fallu lire "AU SIGNAL SONORE NE PAS MONTER NI DESCENDRE".
Cet exemple traduit ce que nous appelons la "méconnaissance du fait linguistique", autrement dit une ignorance de ce qu'est une langue et de ce qu'elle n'est pas. L'objet principal d'une langue est de communiquer une pensée, une idée à un ou plusieurs interlocuteurs. Cela suppose naturellement que ces derniers comprennent la langue en question. Lorsque ce n'est pas le cas, il faut traduire le message. Or, l'exemple du métro madrilène, qu'on pourrait multiplier à l'infini, nous montre que l'opération traduisante se trompe très souvent d'objet. Quand on écrit "APRES LE COUP DE SIFFLET NE PAS ENTRER NI SORTIR", on procède non pas à une traduction, mais à un transcodage, autrement dit on n'opère non pas sur le message, sur  l'idée d'origine, mais sur la production linguistique conçue comme un code composé de mots, de phrases etc.

Cette conception erronée de la traduction est sans doute aussi à la base de l'échec relatif de tous les systèmes de traduction automatiques. Ces derniers, même s'ils s'appuient sur des bases de données de plus en plus grandes, en reviennent toujours peu ou prou à des transcodages, autrement dit opèrent sur la langue et non sur le discours. La traduction allemande proposée par les innombrables moteurs de traduction sur internet d'une formule aussi banale que "il n'y pas un chat ici", transforme systématiquement le "chat" en "Katze", alors l'équivalent allemand se dit "Hier ist kein Schwein" (le cochon se substituant au chat).

Cette confusion entre traduction et transcodage est à l'origine des innombrables traductions fantaisistes qui inondent notre quotidien, comme par exemple, sur une affiche dans un restaurant en libre-service "Meaning of the queue" pour "Sens de la file"… Toutes ces bévues seraient évitables si l'on confiait les traductions à des professionnels plutôt qu'au neveu de la belle-sœur qui apprend l'anglais au lycée. La cause de ces choix est double : d'une part cela participe d'une considération économique sachant que, comme toute prestation de service, une traduction de qualité a un coût ; d'autre part, la multiplication des modules de traduction gratuits sur internet – avec les piètres résultats qu'on connaît – accrédite l'idée selon laquelle la traduction est un exercice purement mécanique dont l'automatisation a réduit le coût jusqu'à la gratuité. Et l'on oublie allègrement que ce qui ne coûte rien est généralement sans valeur.
Mais cette méconnaissance du fait linguistique connaît aussi d'autres manifestations. Nous évoquerons ici l'omniprésence de l'anglais, ou plus exactement du "globish" dans la communication internationale. Si l'on ne peut naturellement que se réjouir de disposer avec l'anglais d'une nouvelle lingua franca permettant à l'humanité tout entière de communiquer, le recours systématique à l'anglais, ou plutôt à l'ersatz d'anglais qu'est le globish, loin d'améliorer la communication l'appauvrit dans des proportions considérables. Nous parlons ici de l'usage de l'"anglais" dans le monde des organisations, en particulier des entreprises. Les entreprises multinationales ont fait de l'anglais leur langue de communication au quotidien. Si cela se justifie pour leur communication interne – on ne va pas faire traduire le moindre mémo ni interpréter toutes les réunions de service – les enjeux sont d'une toute autre nature lorsqu'une entreprise s'adresse au monde extérieur ou lorsqu'elle négocie avec ses représentants du personnel dans le cadre du dialogue social.

Là encore, c'est la méconnaissance de la différence entre une langue maternelle et une langue étrangère qui est à l'origine de bien des déboires dans la communication d'entreprise. Rappelons, en citant Danica Seleskovitch, fondatrice de la traductologie moderne, que "dans sa langue maternelle on plie sa langue à sa pensée, dans une langue étrangère on plie sa pensée à la langue" ; autrement dit, dans sa langue maternelle on dit ce qu'on veut, alors que dans une langue étrangère, aussi bien qu'on la maîtrise, on ne dit jamais que ce qu'on peut. En privilégiant l'expression en "anglais", par exemple dans une conférence de presse, le dirigeant non anglophone d'une grande entreprise se tire une balle dans le pied en se privant de l'excellent moyen d'expression dont il dispose avec sa langue maternelle. Au motif que l'expression en "anglais" permet d'être compris du plus grand nombre (mais pas non plus de tous car il reste de nombreux non-anglophones dans le monde), l'orateur se coupe les ailes et délivre un message appauvri, aseptisé, dépourvu de tous les éléments propres à une langue maternelle qui rendent un message convaincant, voire charismatique. L'argument économique, bien sûr, n'est jamais loin puisque les services d'interprétation et de traduction ne sont considérés que comme un coût et jamais comme une valeur ajoutée.

Ces quelques réflexions montrent à quel point les décideurs dans notre société n'ont pas conscience du "fait linguistique" ; cette méconnaissance est sans doute largement imputable au fait qu'ils ne se sont jamais réellement posé la question de ce qu'est une langue, de la façon dont elle fonctionne, de ses interactions avec la société. Peut-être se montreraient-ils plus ouverts s'ils se posaient la question du coût, non pas de la traduction et de l'interprétation, mais de l'absence de traduction et d'interprétation, et du recours à un idiome unique. A cet égard, Dominique Hoppe, président fondateur de l'Assemblée des francophones fonctionnaires des organisations internationales (AFFOI), a publié en mai 2015 dans Le Monde Diplomatique un article intitulé "Le coût du monolinguisme". On retrouve cette très intéressante analyse sur le blog de Dominique Hoppe sous le lien suivant : http://dominique-hoppe.blog.lemonde.fr/2015/06/02/le-cout-du-monolinguisme/.

En résumé : traduire mal coûte cher, s'exprimer en globish pour ne pas avoir à traduire coûte également cher. Enfin, la principale victime de la "globishisation" de la communication internationale est la langue anglaise : les anglophones natifs devraient être les premiers à s'engager pour la défense de leur langue quotidiennement massacrée au nom d'une communication prétendument meilleure !

vendredi 24 novembre 2017

Y'a pas photo !

S'il est bien un domaine fertile en métaphores, c'est le sport. Dans le billet du 8 septembre 2017, nous évoquions déjà le marquage à la culotte que les acteurs du monde politique empruntent allègrement aux footballeurs. Lorsqu'il arrive à un homme (plus rarement une femme) politique de marquer un but contre son camp, autrement dit de commettre une action préjudiciable à son parti, il risque fort de recevoir un carton rouge de la part de ses amis, voire de se faire tacler par ses adversaires. Le tacle constitue un exemple intéressant où la métaphore ne retient qu'une partie du sens propre du terme ; en effet, un tacle au football est un geste parfaitement admis qui consiste à déposséder son adversaire du ballon via une glissade. Le tacle n'est sanctionné d'un carton jaune, voire d'un carton rouge, que lorsqu'il s'accompagne d'un mauvais geste contraire à l'esprit sportif (coup dans les chevilles par exemple). Mais au sens figuré, un tacle a toujours une connotation négative et traduit une vive critique. Mais attention : tant l'auteur que la victime d'un tacle risque de se retrouver hors-jeu ou de se faire renvoyer dans les cordes ; cette dernière métaphore nous éloigne du ballon rond au profit de la boxe qui se pratique sur un ring entouré précisément desdites cordes dans lesquelles on risque de se faire renvoyer.

Le cyclisme en général et le Tour de France en particulier – appelé aussi la Grande Boucle – ont également enrichi notre langue d'expressions plus imagées les unes que les autres, à commencer par la petite reine pour désigner la bicyclette. L'origine de cette expression serait liée à Wilhelmine d'Orange-Nassau qui devint reine des Pays-Bas à l'âge de 10 ans et était une grande amatrice de bicyclette. De passage à Paris en 1898, elle fut baptisée la Petite Reine par le journal "La France Illustrée" ; par la suite, cette appellation fut conservée pour désigner le véhicule à deux roues qu'affectionnait tant la souveraine. Mentionnons aussi un ouvrage de Pierre Giffard, écrivain et grand reporter français qui a intitulé "La reine bicyclette" un ouvrage paru à la fin du XIXème siècle retraçant l'histoire du vélocipède. Autre métaphore vélocipédique : changer de braquet. Le braquet désigne, sur un vélo, le rapport de multiplication entre le plateau (roue dentée avant au niveau du pédalier) et le pignon (roue dentée du moyeu arrière) : on choisit le braquet le plus approprié, selon que l'on privilégie la vitesse ou la puissance. Quand un gouvernement annonce qu'il va changer de braquet dans son action politique, cela traduit une volonté de changer de rythme, d'accélérer. Souvent, on pourra lire ou entendre que tel ou tel candidat a fait une échappée au cours de la campagne électorale, autrement dit qu'il a distancé ses adversaires. Il est clair qu'il vaut mieux faire la course en tête que se retrouver lanterne rouge en queue de peloton. Cette lanterne rouge, expression couramment employée dans le sport, est une métaphore empruntée au domaine ferroviaire puisque le dernier wagon d'un train arbore un feu de cette couleur (aujourd'hui deux).

Mais tout se joue souvent dans la dernière ligne droite, au cours du fameux sprint final. Lorsque l'arrivée des concurrents se fait dans un mouchoir de poche – autrement dit lorsqu'ils sont très proches les uns des autres – il faut les départager ; c'est là que l'on recourt à la photo-finish, séries de photographies prises selon une technique particulière pour déterminer avec précision le vainqueur de la course (à pied, cycliste, hippique etc.). C'est de là – et plus particulièrement des courses de chevaux – que vient l'expression y'a pas photo. En effet, pour les parieurs, l'ordre d'arrivée des chevaux revêt une importance capitale et, lorsque l'œil humain n'est pas capable de départager les premiers arrivés, la photo ou photo-finish peut faire la fortune ou l'infortune du parieur. En revanche, lorsqu'il n'y a aucun doute sur l'ordre d'arrivée, y'a pas photo ! Cette expression a pris un sens métaphorique lorsqu'on a affaire à deux choses de nature, et généralement de qualité très différente. Entre une confiture achetée dans une épicerie fine de la place de la Madeleine et celle achetée dans une grande surface hard-discount y'a pas photo !

J'espère, chère lectrice, cher lecteur, ne pas vous avoir envoyé au tapis, voire mis KO avec ces considérations linguistico-sportives. Le point (d'exclamation) final de ce billet vous permet d'être sauvé par le gong !

jeudi 16 novembre 2017

Touchez pas au grisbi !

Le titre de ce billet est celui d'un film de Jacques Becker sorti en 1954, adapté du roman éponyme d'Albert Simonin. Grisbi, voilà l'un des innombrables termes d'argot utilisés pour désigner l'argent : fric, flouze, oseille, blé, pépettes, fraîche, thune, pognon, galette, picaillons, artiche, rond ou radis (dans l'expression je n'ai plus un rond ou plus un radis). Une personne désargentée dira qu'elle est fauchée (comme les blés).

Là où la chose est devenue problématique lors du passage à l'euro, c'est avec les termes d'argot utilisés pour quantifier une somme d'argent : balle (1 franc), sac (10 francs), brique, patate, plaque (10.000 francs pour ces 3 derniers termes). Il semble que seul le terme balle ait survécu au passage à l'euro (avec une parité de 1 pour 1) et on peut entendre une phrase telle que "quand le paquet de clopes sera à 10 balles, j'arrêterai de fumer (ou pas)". Le franc appartiendra réellement au passé lorsque les différentes dénominations en euros seront passées à l'argot.

Si ceux qui aiment recevoir de l'argent sont très nombreux, on ne peut en dire autant de ceux qui le dépensent volontiers. L'avarice ou, tout au moins, la réticence à payer ce que l'on doit, se retrouvent aussi dans notre langue avec des expressions très pittoresques, comme par exemple avoir des oursins dans les poches ou dans le porte-monnaie. Cette expression se passe d'explication, tant on imagine aisément l'expérience douloureuse que représente l'extraction de quelque pièce ou billet d'une poche peuplée d'oursins ! Si votre débiteur se trouve dans cette disposition d'esprit, il y a de fortes chances qu'il vous paye au lance-pierres : le lance-pierres étant un instrument à la précision très relative et manquant souvent sa cible, attendez-vous à ne recevoir qu'une partie de l'argent qui vous est dû.

Et connaissez-vous le fesse-mathieu ? Voilà encore une façon de désigner un avare. L'étymologie est ici singulière : fesser signifiait au 15ème siècle "battre avec des verges" (pas forcément la partie postérieure souvent charnue de l'anatomie) ; et mathieu renvoie à Saint-Mathieu, l'un des quatre évangélistes qui fut prêteur avant de se convertir. Au 16ème siècle mathieu désigne ainsi un créancier. D'où l'expression fesser Saint-Mathieu qui signifierait "pratiquer l'usure" car, nous dit Alain Rey, celui qui fesse Saint-Mathieu serait un individu qui, pratiquant indignement son premier métier, mettrait à mal la réputation de l'apôtre. Le fesse-mathieu, après avoir désigné un usurier, qualifie ainsi de nos jours une personne avare. Si cette explication capillotractée ne vous convainc pas, ce n'est pas moi qui vous jetterai la première pierre (pour rester dans la métaphore biblique).

Peut-être vous est-il arrivé d'avoir maille à partir avec un débiteur ou un créancier, ou toute autre personne d'ailleurs ? La maille ici n'a rien à voir avec un tricot ou un filet de pêche. Il s'agit d'une monnaie valant la moitié du denier, lui-même égal au douzième du sou qui équivaut au vingtième de la livre. La maille représente donc une somme très faible et c'est aussi la plus petite pièce en circulation au Moyen-âge. Quant au verbe partir, il provient de départir qui signifiait partager. Ainsi donc, lorsque deux personnes voulaient se partager une somme aussi faible – une maille -, qui plus est l'unité monétaire la plus petite de l'époque, on aboutissait inéluctablement à une querelle car il n'est pas possible de diviser l'indivisible.

Alors, me direz-vous, tout cela n'est pas bien grave puisque l'argent n'a pas d'odeur. Le parfum d'un billet fraichement imprimé n'est pourtant pas désagréable ! Au 1er siècle de notre ère, l'empereur romain Vespasien institua diverses taxes pour renflouer les caisses de l'Empire mises à mal sous le règne de Néron. L'une de ces taxes frappait les urines que l'on collectait pour les teinturiers (les urines étant utilisées pour dégraisser les peaux). Les contribuables romains ne se privèrent pas de brocarder cette "taxe-pipi". Quand Titus, le fils de Vespasien, lui relata ces moqueries, Vespasien lui mit une pièce de monnaie sous le nez et lui dit "non olet", c'est-à-dire "cela n'a pas d'odeur". Autrement dit, peu importe la provenance de l'argent, pourvu qu'il remplisse les caisses. Pour la petite histoire, c'est en mémoire de Vespasien et de sa taxe sur les urines qu'on appela au 19ème siècle vespasiennes les urinoirs publics.

L'argent ne fait pas le bonheur, dit-on ; il fait en tout cas celui du blogueur en lui livrant un passionnant sujet de réflexion.

dimanche 12 novembre 2017

Du sexe des mots

Si le sexe des anges suscite d'éternelles interrogations, celui des mots, ou plus précisément le genre des mots en français s'apparente parfois à un sac de nœuds (sans jeu de mots graveleux). Le billet précédent s'intéressait à l'écriture inclusive dont l'objet est, entre autres, de tordre le cou à cette règle grammaticale de notre langue qui veut que le masculin l'emporte sur le féminin.

Mais connaissez-vous les mots épicènes ? Selon Le Petit Robert, un terme épicène désigne aussi bien le mâle ou la femelle d'une espèce (même si, pour certains linguistes, il s'agirait plutôt d'un terme générique et non d'un authentique épicène). Par exemple le rat peut fort bien être une rate, le cheval peut être une jument et une souris peut tout à fait arborer une paire de testicules (fort petits, il est vrai).  Mais un mot épicène désigne également un substantif ou un adjectif dont la forme ne varie pas selon le genre : par exemple un ou une acrobate agile ; dans cette formule le substantif tout comme l'adjectif son épicènes. On dira indifféremment un ou une interprète habile (l'auteur de ces lignes ne pouvait pas ne pas mentionner cet exemple).

Les mots épicènes sont fréquents dans la langue française : il peut s'agir de prénoms, tels que Camille, Claude ou Dominique, ou encore de gentilés (terme désignant les habitants d'un lieu, d'un pays, d'une région etc.), comme par exemple Basque, Belge, Russe, Suisse, Arabe etc. On pense aussi à des noms de métiers : un ou une pilote, psychologue, ministre, thérapeute, cinéaste, antiquaire etc. Sont également épicènes les mots adulte, élève, collègue, partenaire, nomade, malade… Tous ces épicènes ont un point commun : ils se terminent par un e muet, avec une exception notable : un ou une enfant.

Ne sont en revanche pas considérés comme épicènes, des mots qui admettent l'emploi des deux genres, mais désignent le même référent mais sans sexuation, comme par exemple après-midi[1] ou enzyme (une après-midi ou une enzyme ne se distinguent en rien d'un après-midi ou d'un enzyme). A l'inverse, lorsque qu'un mot désigne deux choses tout à fait différentes au masculin et au féminin, on n'a pas non plus affaire à un épicène : c'est le cas, par exemple, d'espace dont la forme féminine – une espace – désigne l'élément typographique correspondant à l'espacement entre deux mots, ou encore du mot icône/icone : une icône, avec un accent circonflexe sur le o, désigne une peinture religieuse exécutée sur un panneau de bois, alors qu'un icone (sans accent) est un symbole graphique permettant, sur l'écran d'un téléphone ou d'un ordinateur, d'accéder à un programme ou une application.

Attention, donc, à ne pas confondre le genre et le sexe : La Panthère Rose du film est bien une panthère mâle (amoureux ou amoureuse) d'une jeune et jolie panthère femelle !


[1] Selon certains linguistes, après-midi au masculin désignerait un moment dans la journée alors que la forme féminine indiquerait plutôt une durée (comme matinée ou soirée par opposition à matin et soir) 

mercredi 1 novembre 2017

Cher·ère·s lecteur·rice·s

Vous avez réussi à lire le titre de ce billet ? Bravo ! Vous maîtrisez donc ce que l'on appelle l'écriture inclusive, laquelle suscite ces temps derniers maintes prises de position, souvent polémiques. Il y a quelques jours, la vénérable Académie Française voyait dans cette pratique un péril mortel pour la langue française. Ce jugement nous paraît bien péremptoire et nous conduira à dire, avec Talleyrand, que "Tout ce qui est excessif est insignifiant".

La finalité de l'écriture inclusive est de remédier, dans notre langue, à la primauté grammaticale du masculin sur le féminin. Il n'est pas question de nier cet état de fait, dont les origines plongent dans la lointaine histoire – très patriarcale – de notre société. Mais n'est-on pas en train de confondre sexe et genre ? Le sexe est à nos yeux une réalité à la fois biologique, psychologique et sociologique par laquelle nous nous définissons dans la société, sachant que le sexe biologique peut parfois être en contradiction avec son incarnation psychologique. Le genre, en revanche, est une simple catégorie grammaticale – même si les tenants de la théorie du genre élargissent considérablement le champ sémantique de ce concept – qui conditionne le fonctionnement d'une langue. La langue française connaît deux genres, le féminin et le masculin, l'allemand et l'anglais trois, le féminin, le masculin et le neutre, et d'autres langues connaissent des régimes plus complexes.

On a de plus en plus souvent coutume de remplacer l'expression "droits de l'homme" par "droits humains" ou "droits de la personne humaine". Or, la Déclaration universelle des Droits de l'Homme (avec un "H" majuscule) considère bien l'homme comme un membre de l'humanité tout entière (en allemand Mensch et non pas Mann, bien que les deux termes aient la même étymologie). N'est-ce-pas, en quelque sorte, faire un procès d'intention que de penser que l'expression droits de l'homme ne viserait que la moitié masculine de l'humanité ? On pourrait aussi rétorquer que le mot personne (dans droits de la personne humaine) est féminin. On voit très vite que ces débats ne mènent nulle part.

Si l'on veut faire coïncider une langue sexuée avec une langue genrée, il faudra aussi remédier à cette bizarrerie du français où l'on dit la verge et le vagin ! Revenons-en à l'écriture inclusive et à son principal marqueur graphique, le point milieu ou point médian, comme par exemple dans les député·e·s ou les acteur·rice·s. La multiplication de ces formes dans un texte en rend la lecture extrêmement malaisée. L'écriture inclusive risque fort de rendre la lecture rébarbative. Et que se passe-t-il quand un texte inclusif doit être lu à voix haute ? On voit alors très vite les limites de la démarche. N'est-il pas plus simple d'écrire et de dire celles et ceux, les députés – hommes et femmes -, les actrices et les acteurs etc. ? Cela fonctionne très bien à l'oral et n'alourdit qu'à la marge le texte écrit, et beaucoup moins en tout cas qu'une phrase comme celle-ci : "les auteur·e·s jugent que leurs lecteur·rice·s sont spéciaux·ales".

Et que faire des mots dont la forme grammaticale féminine a un sens totalement différent du masculin : une marine est autre chose qu'une femme marin (un marine existe aussi dans l'armée américaine), une carabine n'a rien à voir avec un carabin et, si un matelot est capable de nous cuisiner une succulente matelote, cette dernière ne désigne pas une femme exerçant son métier sur un bateau, mais un plat à base de poisson. Enfin, la prochaine fois que je rencontrerai mon avocate, je ne suis pas certain qu'elle serait ravie que je l'appelle maîtresse !

Si, contrairement à l'Académie Française, je ne pense pas que l'écriture inclusive fasse courir un péril mortel à la langue française, il ne me paraît pas, en revanche, utile de vouloir imposer à la langue et à sa grammaire les conséquences d'une évolution de la société dont on ne peut que se réjouir. Il y a encore beaucoup à faire pour faire progresser l'égalité entre les femmes et les hommes dans notre société : ces progrès sont lents, certainement trop lents, mais la langue, qui obéit à ses propres lois et à son propre rythme, finira bien par les refléter le moment venu. Mais ne cherchons pas à lui faire violence, elle ne se laissera pas faire !