mercredi 1 novembre 2017

Cher·ère·s lecteur·rice·s

Vous avez réussi à lire le titre de ce billet ? Bravo ! Vous maîtrisez donc ce que l'on appelle l'écriture inclusive, laquelle suscite ces temps derniers maintes prises de position, souvent polémiques. Il y a quelques jours, la vénérable Académie Française voyait dans cette pratique un péril mortel pour la langue française. Ce jugement nous paraît bien péremptoire et nous conduira à dire, avec Talleyrand, que "Tout ce qui est excessif est insignifiant".

La finalité de l'écriture inclusive est de remédier, dans notre langue, à la primauté grammaticale du masculin sur le féminin. Il n'est pas question de nier cet état de fait, dont les origines plongent dans la lointaine histoire – très patriarcale – de notre société. Mais n'est-on pas en train de confondre sexe et genre ? Le sexe est à nos yeux une réalité à la fois biologique, psychologique et sociologique par laquelle nous nous définissons dans la société, sachant que le sexe biologique peut parfois être en contradiction avec son incarnation psychologique. Le genre, en revanche, est une simple catégorie grammaticale – même si les tenants de la théorie du genre élargissent considérablement le champ sémantique de ce concept – qui conditionne le fonctionnement d'une langue. La langue française connaît deux genres, le féminin et le masculin, l'allemand et l'anglais trois, le féminin, le masculin et le neutre, et d'autres langues connaissent des régimes plus complexes.

On a de plus en plus souvent coutume de remplacer l'expression "droits de l'homme" par "droits humains" ou "droits de la personne humaine". Or, la Déclaration universelle des Droits de l'Homme (avec un "H" majuscule) considère bien l'homme comme un membre de l'humanité tout entière (en allemand Mensch et non pas Mann, bien que les deux termes aient la même étymologie). N'est-ce-pas, en quelque sorte, faire un procès d'intention que de penser que l'expression droits de l'homme ne viserait que la moitié masculine de l'humanité ? On pourrait aussi rétorquer que le mot personne (dans droits de la personne humaine) est féminin. On voit très vite que ces débats ne mènent nulle part.

Si l'on veut faire coïncider une langue sexuée avec une langue genrée, il faudra aussi remédier à cette bizarrerie du français où l'on dit la verge et le vagin ! Revenons-en à l'écriture inclusive et à son principal marqueur graphique, le point milieu ou point médian, comme par exemple dans les député·e·s ou les acteur·rice·s. La multiplication de ces formes dans un texte en rend la lecture extrêmement malaisée. L'écriture inclusive risque fort de rendre la lecture rébarbative. Et que se passe-t-il quand un texte inclusif doit être lu à voix haute ? On voit alors très vite les limites de la démarche. N'est-il pas plus simple d'écrire et de dire celles et ceux, les députés – hommes et femmes -, les actrices et les acteurs etc. ? Cela fonctionne très bien à l'oral et n'alourdit qu'à la marge le texte écrit, et beaucoup moins en tout cas qu'une phrase comme celle-ci : "les auteur·e·s jugent que leurs lecteur·rice·s sont spéciaux·ales".

Et que faire des mots dont la forme grammaticale féminine a un sens totalement différent du masculin : une marine est autre chose qu'une femme marin (un marine existe aussi dans l'armée américaine), une carabine n'a rien à voir avec un carabin et, si un matelot est capable de nous cuisiner une succulente matelote, cette dernière ne désigne pas une femme exerçant son métier sur un bateau, mais un plat à base de poisson. Enfin, la prochaine fois que je rencontrerai mon avocate, je ne suis pas certain qu'elle serait ravie que je l'appelle maîtresse !

Si, contrairement à l'Académie Française, je ne pense pas que l'écriture inclusive fasse courir un péril mortel à la langue française, il ne me paraît pas, en revanche, utile de vouloir imposer à la langue et à sa grammaire les conséquences d'une évolution de la société dont on ne peut que se réjouir. Il y a encore beaucoup à faire pour faire progresser l'égalité entre les femmes et les hommes dans notre société : ces progrès sont lents, certainement trop lents, mais la langue, qui obéit à ses propres lois et à son propre rythme, finira bien par les refléter le moment venu. Mais ne cherchons pas à lui faire violence, elle ne se laissera pas faire !

2 commentaires:

  1. Edgar, pour une fois que je regarde Facebook, je tombe sur votre excellent article, fond et forme. C'est mesuré, et plein de bon sens. J'abonde ! Bravo.
    Christopher (Thiéry)

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    1. Merci, cher Christopher, pour votre commentaire et vos encouragements.

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