dimanche 29 octobre 2017

Des fruits sur la langue

Les fruits et les légumes sont omniprésents dans la langue française. Le présent billet se veut fruité.

Commençons par la prune : selon qu'on se prend une prune ou qu'on fait quelque chose pour des prunes, la prune coûte cher ou, au contraire, ne vaut rien. Se prendre une prune signifie, en langage familier, voire argotique, recevoir un avis de contravention et donc être condamné à une amende ; mais pourquoi donc une prune ? Il faut remonter au Moyen Âge où le terme de prune était synonyme de coup de poing ou de pied, autrement dit quelque chose de douloureux, comme une contravention par exemple. On retrouve d'ailleurs cette étymologie dans le terme de pruneau qui désigne en argot une balle d'arme à feu. Longtemps, les avis de contravention ou prunes furent apposées sur les pare-brise des véhicules en infraction par des aubergines en référence à la couleur de l'uniforme porté par les auxiliaires de police ou contractuelles chargées de cette tâche ingrate. Lorsque leur uniforme passa du violet au bleu elles quittèrent le potager pour les massifs fleuris et furent baptisées de pervenches.

À l'inverse, si le présent blog n'avait quasiment pas de lecteurs et si je me donnais tout ce mal pour des prunes, je m'interrogerai sérieusement sur l'utilité de poursuivre cette entreprise. Ces prunes sans valeur nous font remonter aux premières croisades, au XIIème siècle. Selon la légende, lors de la 2ème croisade qui se solda par un échec, les croisés rapportèrent de Damas des pieds de pruniers dont il avait pu goûter les excellents fruits. Lorsqu'ils rendirent compte au roi de leur expédition à la fois infructueuse et fructueuse, celui-ci leur aurait reproché de n'être allés si loin que pour des prunes, autrement dit pour rien.

L'histoire ne dit pas si, accablés par les reproches royaux, certains Croisés tombèrent dans les pommes. Une fois de plus, nous voilà en présence d'une expression à l'origine controversée. Pour les uns, les pommes sont une altération de la pâmoison, puisque se pâmer ou tomber en pâmoison voulait dire s'évanouir, perdre connaissance. Mais sachant que l'expression tomber dans les pommes date de la fin du XIXème siècle alors que la pâmoison a disparu du vocabulaire au XVème siècle, il est permis de douter de la filiation entre ces deux expressions. Pour les autres, c'est à George Sand que revient la paternité - ou devrait-on dire la maternité - de cette expression : en effet, dans l'une de ses lettres, elle écrit qu'elle est dans les pommes cuites pour dire qu'elle est extrêmement fatiguée ; on peut rapprocher cette formule de l'expression être cuit pour désigner un état de grande fatigue, éventuellement susceptible de causer un évanouissement.

Incontestablement, il vaut mieux avoir la pêche ou la banane ! Celui qui a la pêche est plein d'énergie, de dynamisme. Là encore, deux origines possibles : la culture chinoise, où la pêche est signe de vitalité et de bonne santé ; ou bien la boxe, ou l'expression avoir la pêche signifie avoir beaucoup de force. Nous allons couper la poire en deux et attribuer l'origine de cette expression à la boxe chinoise ! Quant à la banane, celle-ci traduit la satisfaction, le contentement, par référence au sourire auquel fait naturellement penser la forme de ce fruit. Sourire qui n'est hélas plus de mise chez celle ou celui qui sucre les fraises : cette expression bien peu charitable qui date de la fin du XIXème ou du début du XXème siècle désigne une personne affectée de tremblements en raison de son âge avancé et qui, bien involontairement, reproduit le geste que l'on fait lorsque qu'on saupoudre de sucre un aliment, comme par exemple des fraises.

Et pour conclure, cerise sur le gâteau, nous éviterons en tout cas d'avoir le melon, autrement dit la grosse tête, car cela n'est guère seyant.

dimanche 22 octobre 2017

Quand les noms propres cessent de l'être

"Tu peux me passer un kleenex s'il-te-plaît" – "désolé, je n'en ai pas" – "ce n'est pas grave, je vais prendre du sopalin". Dans ce bref échange, nous avons deux exemples de noms de marque qui se sont imposés dans la langue au point de devenir des noms communs. Nous sommes en présence de ce que les linguistes appellent un onomastisme ou une antonomase, c.-à-d. une figure de style dans laquelle un nom propre est utilisé comme nom commun.

Le kleenex a été créé en 1924 par la société américaine Kimberly-Clark. Il faut attendre 1960 pour que les premiers kleenex débarquent en France. Ce nom de marque est couramment utilisé pour désigner un mouchoir jetable et figure dans les dictionnaires. On note avec intérêt qu'en Allemagne les mouchoirs en papier ont connu le même phénomène linguistique : en effet, le mot Tempo qui désigne, par antonomase, un mouchoir jetable, est à l'origine une marque commerciale déposée en 1929 par la société Vereinigte Papierwerke de Nuremberg.

Quant au sopalin – qui désigne un essuie-tout -, son histoire est également intéressante. Le mot sopalin est à l'origine une contraction des premières syllabes de la Société du Papier linge, filiale de la Papeterie Darblay, qui commercialise en 1946 un essuie-tout en ouate de cellulose. Par la suite, l'américain Kimberly-Clark, à qui l'on doit le kleenex, rachète la marque et continue de la distribuer jusqu'en 2010, date à laquelle il la cède à un groupe italien ; cette décision est pour le moins surprenante pour une entreprise qui a la chance de posséder une marque entrée dans le langage courant pour désigner, d'une manière générique, tous les essuie-tout. Mais, vu du Wisconsin où Kimberly-Clark a son siège, on n'est peut-être pas très sensible à ce genre de considération…

Les exemples d'antonomase sont légion. Frigidaire, scotch ou mobylette par exemple. Mais aussi escalator, botox et caddie. D'ailleurs la société des Ateliers Réunis Caddie, propriétaire de la marque Caddie, fait régulièrement valoir ses droits lorsqu'elle s'estime lésée par une utilisation abusive de sa marque. Et pourtant imagine-t-on plus belle reconnaissance que de voir une marque entrer dans le langage courant et dans le dictionnaire ?

Nous conclurons en rappelant que la poubelle a été inventée en 1884 par le Préfet de la Seine Eugène Poubelle et que le terme de silhouette nous vient d'Étienne de Silhouette, Contrôleur général des finances sous Louis XV ; ce dernier s'était fixé pour but de réduire les dépenses de la Cour (rien de nouveau sous le soleil), ce qui lui valut moult critiques et railleries. Pour qualifier une chose réduite à sa forme la plus économe, comme par exemple un dessin ne représentant que les contours d'un objet ou d'une personne, on forgea alors l'expression "à la silhouette".