dimanche 15 novembre 2020

Hommage au référentiel bondissant

 

Chaque métier à son langage : c'est ce que l'on appelle un jargon ou – justement dans le jargon des linguistes – un technolecte. Lorsqu'un interprète de conférence dit à son collègue "Je prends le russe sur l'anglais mais préviens-moi quand tu sors pour que je ne me retrouve pas en double relais", cette phrase parfaitement hermétique pour quelqu'un qui n'est pas du métier, est limpide pour n'importe quel interprète.

Lorsqu'on n'est pas "initié", on peut avoir le sentiment que le but du jargon participe d'une volonté d'exclusion pour que le "profane" ne comprenne pas ce qui se dit. Une telle conception est bien simpliste. Si votre médecin vous expliquait avec des termes médicaux les causes de votre hypertension, vous auriez toutes les peines à le suivre à moins d'avoir de solides connaissances médicales ; il va donc a priori vous présenter les choses dans un langage plus simple mais sans doute moins précis. En revanche, lorsque deux médecins discutent entre eux, ils vont privilégier l'exactitude scientifique et l'efficacité de la communication en utilisant un vocabulaire technique précis qui paraîtra bien abscons au citoyen lambda.

C'est ainsi que le domaine de l'éducation et de la pédagogie utilise également son propre jargon. Il y quelques années, au cours d'une réunion d'enseignants consacrée à l'évaluation et à la notation des étudiants d'une école d'interprètes, l'une des participante déclara "La docimologie n'est pas une science exacte" ; j'ignorais que ce terme désignait la science de l'évaluation, de la notation des connaissances et performances d'élèves et d'étudiants.

Or, il se trouve qu'il y déjà bon nombre d'années – cela doit remonter aux années 1980 – certains journalistes ou observateurs extérieurs au monde de l'éducation ont épluché les textes des différents services de l'Éducation nationale pour y repérer les formules jargonnantes et les brocarder.

Bien sûr, on peut sourire du milieu aquatique profond standardisé qui désigne en général une piscine, mais aussi d'autres types de bassins ou de pièces d'eau. C'est donc une façon de désigner une réalité concrète au moyen d'un concept plus abstrait qui a l'avantage de couvrir toute une catégorie.

Même chose pour l'outil scripteur : pourquoi diable ne dit-on pas tout simplement stylo ?! Eh bien justement, parce cet outil scripteur – concept abstrait – peut désigner tout à la fois un crayon, un feutre, un roller, un stylo-plume, un stylo à bille, une craie, voire une plume d'oie, même si cette dernière n'est plus guère en usage de nos jours.

Mais la vedette incontestée du jargon ÉducNat est le fameux référentiel bondissant qui n'est autre qu'une balle ou un ballon. Cette expression qu'on trouve bel et bien de nos jours dans certains textes officiels des services de l'Éducation nationale, ne peut-être selon moi que le fruit d'un superbe canular ou d'un pari entre deux hauts fonctionnaires. En effet un référentiel est un système de références ou un ensemble de normes et ne se rapporte jamais à un objet matériel ; et un ballon ne saurait bondir, car cela supposerait qu'il dispose d'une volonté et d'une énergie propres – tout au plus peut-il rebondir. Si un technocrate avait réellement voulu trouver un terme générique abstrait pour désigner les balles et les ballons, il aurait pu imaginer sphère à finalité ludo-sportive par exemple. Mais le référentiel bondissant qui fera encore, durant de longues années, la joie des réseaux sociaux, est selon toute probabilité issu du délire volontaire d'un fonctionnaire facétieux du ministère de l'Éducation nationale.